05.03.21

Le Conseil d'Etat suspend pour la quatrième fois les licences d'exportation d'armes vers l'Arabie saoudite

C.E., Ligue des droits humains e.a., n° 249.991

A la suite de l'arrêt de suspension précédent (voy. l'actualité du 7 août 2020), le Ministre-Président de la Région wallonne a retiré les licences ayant pour destinataire final la Garde nationale et décidé de reprendre l'instruction au stade de la commission d'avis. Celle-ci a émis, le 9 décembre 2020, un nouvel avis positif et le Ministre-Président a adopté de nouvelles décisions le 19 décembre 2020.

La Ligue des Droits humains, la Coordination nationale d'Action pour la Paix et la Démocratie et Forum voor Vredesactie ont pris connaissance de l'existence de ces nouvelles licences par un article publié dans Le Soir du 10 février, ce qui a permis aux ONG, représentées par Vincent Letellier, d'introduire une nouvelle demande de suspension selon la procédure d'extrême urgence.

Par arrêt prononcé ce 5 mars 2021, le Conseil d'Etat a à nouveau fait droit au recours, les nouvelles décisions n'étant toujours pas adéquatement motivées au sujet de l'absence de risque manifeste que les armes et munitions à exporter servent à la répression interne ou à commettre des violations graves du droit humanitaire international, compte tenu de la prudence toute particulière imposée par la Position commune 2008/944/PESC en ce qui concerne la délivrance de licences à des pays où de graves violations des droits de l'homme ont été constatées par les organismes compétents des Nations Unies, par l'Union européenne ou par le Conseil de l'Europe.

Les nouvelles décisions étaient motivées par le rôle prétendument limité de la Garde nationale qui serait une unité militaire destinée à la protection des frontières, des sites et infrastructures stratégiques et non à des opérations militaires à l'étrager. Sous-entendu : elle ne serait impliquée, ni dans la répression interne, ni dans la guerre au Yémen. L'arrêt révèle toutefois que l'avis de la commission avait fait l'objet d'une note de minorité faisant état d'indices impliquant la Garde nationale dans des actions répressives et se référant à la fiche "droits de l'homme" de la Région wallonne pour ce pays qui mentionne la Garde nationale et les services de sécurité au sujet de violations des droits de l'homme. Dans ses décisions, le Ministre-Président minimise toutefois la portée de ces actions répressives en indiquant que la participation de la Garde nationale n'est pas certaine parce qu'elle n'est pas toujours mentionnée explicitement parmi les forces de sécurité ou que le conditionnel est utilisé dans les informations la désignant expressément ou encore parce que cette information n'est rapportée que par des comptes Twitter semblant être affiliés ou proches du ministre de l'Intérieur. Or, comme le souligne le Conseil d'Etat, dans un pays où la liberté de la presse est pratiquement inexistante, le simple fait qu'une information soit incertaine ou uniquement accessible via l'Internet n'implique pas qu'elle ne devrait pas être prise en considération dans le cadre du devoir "de prudence toute particulière" qui s'impose à l'autorité qui statue sur des demandes d'exportation d'armes vers un pays coupable de violations des droits de l'homme et  du droit international humanitaire.

Après avoir rappelé ce qu'il avait déjà jugé dans ses arrêts du 9 mars 2020 et du 7 août 2020, le Conseil d'Etat relève que les éléments objectifs du dossier permettent de douter de ce que le rôle de la Garde nationale soit réellement limité comme le soutient la Région wallonne. En particulier, le Conseil d'Etat relève que cette unité est intervenue au Barheïn pour maintenir l'ordre à la suite d'un soulèvement populaire, ce qui ne permet pas d'exclure a priori le risque manifeste qu'elle puisse participer à d'autres campagnes de répression.

En ce qui concerne la situation au Yémen, le Conseil d'Etat retient que si l'ordre donné en avril 2015 par le Roi Salmane à la Garde nationale d'intervenir en soutien des forces aériennes et terrestres n'a pas été renouvelé, rien indique qu'il ne serait plus d'application. Il constate également que si la Garde nationale est implantée dans la zone frontalière, la motivation formelle des actes attaqués reconnaît néanmoins que son rayon d'action s'étend sur le territoire yéménite. L'arrêt se réfère ensuite au rapport établi par Vredesactie concernant la bataille de la vallée de Jabara qui a eu lieu en août 2019 et au cours de laquelle la Garde nationale serait intervenue au Yémen en soutien des forces yéménites mises en difficulté par le rebelles houthis et où, dans le cadre d'une contre-attaque, ces derniers se seraient emparés d'armes de cette unité. Le photos des armes aux mains de ces rebelles montrent des numéros de série permettant de les identifier, l'une d'elles mentionnant "FN Herstal Belgium" (voir ce rapport).

Le Ministre-Président reconnait d'ailleurs, dans la motivation formelle des actes attaqués, que des armes similaires à celles concernées par les licences sont effectivement tombées aux mains des rebelles mais il faisait valoir que ce n'était qu'en faible quantité et indépendamment de la volontés autorités saoudiennes. Le Conseil d'Etat estime que ces deux justifications ne suffisent pas à motiver l'absence d'un risque manifeste que des armes stockées de manière apparemment peu sécurisée dans la zone frontalière tombent à nouveau entre les mains des rebelles qui, à l'instar des autres belligérants, ne respectent pas non plus le droit humanitaire international, selon les différents rapports du Groupe d'éminents experts internationaux et régionaux.

Si cette décision constitue une nouvelle victoire pour les ONG actives dans la lutte contre les livraisons d'armes vers l'Arabie saoudite, elle résulte de l'entêtement du Ministre-Président de la Région wallonne à ne pas respecter les règles de droit qui encadrent le commerce des armes, se rendant ainsi de plus en plus complice du régime de Ryad au mépris des populations sur place et au Yémen.  

> lire l'arrêt