14.06.20

DEMANDE D'AUTORISATION DE MANIFESTATION DE "LA SANTE EN LUTTE" : LE CONSEIL D'ETAT REFUSE D'EXAMINER LA COMPATIBILITE DE L'INTERDICTION GENERALE DE MANIFESTER AVEC LES EXIGENCES DE LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME

Moins de 24 heures après que le Conseil d'Etat de France ait constaté, en urgence, que l'interdiction de manifester imposée en France - jusqu'au 31 août pour les manifestations de plus de 5000 personnes, jusqu'au 10 juillet pour les autres - n'était pas justifiée par la situation sanitaire actuelle lorsque les "mesures barrières" peuvent être respectées, le Conseil d'Etat de Belgique considère que l'atteinte portée par une mesure similaire en Belgique n'est pas suffisamment grave pour justifier l'urgence et refuse ainsi d'examiner l'admissibilité de l'interdiction au regard de la Convention européenne des droits de l'homme.

Deux situations en tous points comparables, jugées différemment à Paris et à Bruxelles.

Le Conseil d'Etat de France était saisi de trois affaires (jointes). La première était introduite par un particulier, la seconde par la Ligue des Droits de l'Homme, la troisième par trois syndicats de travailleurs, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France. Tous demandaient au juge des référés du Conseil d'Etat de France de suspendre l'exécution de la disposition du décret du 31 mai 2020  qui interdit tout rassemblement public de plus de dix personnes en tant que cette disposition ne prévoit pas d'exception à cette interdiction "pour les manifestations ou rassemblements dans l'espace public visant l'expression collective des idées et des opinions, notamment syndicales".

Se référant aux articles 10 et 11 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, la haute juridiction française rappelle que l'exercice de la "liberté de manifester ou de se réunir est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect d'autres droits et libertés (...) tels que la liberté syndicale".

Le Conseil d'Etat de France juge : "(...) l'interdiction posée au I de l'article 3 du décret du 31 mai 2020, dont il résulte de ce qui a été dit précédemment qu'elle doit être regardée comme présentant un caractère général et absolu à l'égard des manifestations sur la voie publique, ne peut, à ce jour, être regardée comme une mesure nécessaire et adaptée, et, ce faisant, proportionnée à l'objectif de préservation de la santé publique qu'elle poursuit en ce qu'elle s'applique à ces rassemblements soumis par ailleurs à l'obligation de déclaration préalable (...), que l'autorité investie des pouvoirs de police et le représentant de l'Etat (le préfet, ndlr) demeurent en droit d'interdire (lorsque les circonstances locales l'exigent parce que les spécificités de l'action seraient de nature à troubler l'ordre public, dont la sécurité et la salubrité publique sont des composantes), sous le contrôle du juge administratif".

En d'autres termes : une mesure générale et abstraite  d'interdiction de tout rassemblement syndical est disproportionnée dès lors que dans le cadre de l'examen de la déclaration préalable, les autorités peuvent vérifier la capacité des organisateurs à (faire) respecter les "gestes barrières" et, le cas échéant, les imposer.

Concernant l'urgence, le Conseil d'Etat de France constate que cette condition doit "être également regardée comme remplie, eu égard à l'imminence de plusieurs des manifestations dont les requérants se prévalent". Pour rappel, sous réserve d'une éventuelle prolongation, la mesure d'interdiction était censée prendre fin le 31 août pour les rassemblements de plus de 5000 personnes et le 10 juillet pour les autres. La décision du Conseil d'Etat de France de ce 13 juin 2020 s'inscrit dans la continuité de ce qu'à jugé, également en urgence, la Cour constitutionnelle allemande dans deux jugements des 15 et 17 avril dernier (pour un commentaire en français voy. ici).

Le hasard du calendrier a fait que l'organisateur d'une manifestation du collectif "santé en lutte", prévue ce dimanche 14 juin a saisi, ce 13 juin, le Conseil d'Etat de Belgique d'un recours en extrême urgence contre la décision de refus d'autorisation notifiée par le bourgmestre de la Ville de Bruxelles qui se réfère à l'interdiction prévue dans l'arrêté ministériel du 23 mars 2020 de tout rassemblement de plus de dix personnes dans l'espace public. L'argument était le même que celui qui a été validé, chaque fois en urgence, d'abord à Karlsruhe, puis à Paris : les articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l'homme ne permettent pas la mise en place d'un régime d'interdiction générale des manifestations, seul un régime d'examen au cas par cas du risque sanitaire éventuel est compatible avec l'obligation positive que les Etats garantissent l'exercice du droit à la liberté de manifester, s'agissant d'une liberté essentielle dans une démocratie.

Dans son arrêt prononcé le 14 juin 2020, se montrant nettement moins protecteur que ses homologues allemands et français, le juge belge considère que celui qui se voit priver du droit d'organiser une manifestation ne subit pas une atteinte suffisament grave à ses droits que pour justifier l'urgence :

1° l'interdiction n'est que temporaire (le ministre de l'Intérieur indique dans une circulaire du 12 juin 2020 versée aux débats que "comme toutes les autres mesures restrictives, cette disposition est soumise à une évaluation continue" et que "son adaptation fera certainement l'objet d'une discussion au sein du Conseil national de Sécurité à partir du 1er août et peut-être même avant")

2° le requérant ne démontre pas qu'il sera porté durablement, de manière grave et irréversible, à ses droits fondamentaux de se rassembler, et de manifester ses opinions, celles-ci pouvant être exprimées par d'autres voies, à défaut de suspension d'extrême urgence de l'exécution de l'interdiction attaquée.